lecture de : Le miroir fêlé , Svetislav Basara

Publié le 9 Juin 2020

                On aimerait dire que Basara vit dans son temps, qu’il est un écrivain de son époque. On voudrait  pouvoir l’intégrer dans un genre, le catégoriser, histoire d’essayer de le cerner, de saisir un peu mieux le personnage. Mais cet écrivain serbe est aussi fou qu’iconoclaste : son impertinence littéraire, sa déstructuration perpétuelle de la narration, ses délires syntaxiques font de lui un être unique. Son œuvre est à son image : farfelue, métaphysique, philosophique, livre d'anthropologie du temps présent, désaxée. Tout est dit.

Fêlures

                Le miroir fêlé est un roman d’une centaine de pages mettant en scène Anan, un jeune homme plein de ressources qui décide de développer sa propre névrose. Il intègre donc l’idée d’être né en 1949, alors qu’il n’existait pas encore à cette époque – et c’est bien pour cela qu’il choisit une date anachronique : il n’est rien, il en est convaincu. C’est le Saint-Esprit lui-même qui est venu lui souffler en rêve que l’homme ne descendait pas du singe, mais du néant.

« Ainsi, du jour au lendemain, au lieu du pithécanthrope, c’est le néant qui est devenu mon ancêtre. Cela, je le ressentais dans ma chair ».

                Il se met à fuir la réalité, et quitte le monde matériel pour entrer dans un délire psychotique qui le conduira jusqu’à l’hôpital psychiatrique, sur recommandation de son propre père. Car Le Parti n’apprécie guère ceux qui s’éloignent de ses directives, les murs ont des oreilles à cette époque où le communisme résonne dans toutes les chaumières, et le père de notre héros est l’un des fervents défenseurs de la révolution mondiale, qui finira indéniablement par triompher.

Eclatement identitaire

                Mais Anan, malgré son inexistence, cherche à vivre - vraiment. Et pour ce faire, il lui faut renaître. L’acte de naissance n’est en rien une preuve que l’on existe puisque « personne ne peut enfanter personne complètement ». La quête d’identité passe par l’introspection, la recherche du Moi enfoui derrière le Moi de surface, cet artefact « modelé dans les limites permises par la doctrine » le refus des normes établies pour enfin accéder au statut de créature vivante.  

                Le parcours de notre héros, digne d’un conte philosophique moderne, sera celui d’un marginal. Il refusera en premier lieu de vivre dans un cadre temporel et se prononcera pour l’immortalité de l’âme, opposée à la raison, qui après tout, n’a engendré que des doctrines, de purs mensonges. Freud en prend pour son grade en tant que père de la psychanalyse, puisque sa véritable motivation aurait été de justifier sa façon de vivre, et de trouver, par la propagation de ses idées, une manière de survivre à travers d’autres. La dégénérescence de l’Humanité est telle qu’Agatha Christie est assimilée à une menteuse, qui a passé une bonne partie de sa vie à trouver le moyen d’élaborer le crime parfait. Tout y passe : la religion, les traditions, les valeurs familiales. Tout n’est que doctrine et mensonges. Après tout, qu’est-ce qu’être père sinon la justification qu’un homme a trouvé « pour coucher avec votre mère ? » Qu’est-ce que la religion sinon une idolâtrie, un vaste mythe ? Anan préfère de loin la désagrégation à la notion d’ « idylle familiale » car après tout, il est naturel que tout ce qui soit composé de pièces se décompose un jour. La farce a assez duré, et pourtant, tout le monde vit dans la comédie.

                L’homme n’invente rien, sinon les doctrines. Il passe son temps à copier, à imiter. Si bien qu’ « on en arrive à une inversion : nous ne descendons pas du singe, mais nous sommes devenus des singes ». Si bien que le néant nous habite. Il n’y a pas grande différence entre vous, moi, Anan, et Donald, ontologiquement.

                Le langage même est une mystification. Même de simples mots comme « bonjour » cache des sens bien peu avouables. Car, à quoi sert-il de dire « bonjour ! » à un individu si ce n’est marquer sa présence, son existence en tant que tel ? Le monde vit dans une constante vanité, l’individualisme, c’est de proclamer à outrance qu’on vit alors que l’on est qu’un mannequin plastifié.

                L’auteur disloque nos croyances, éclate nos certitudes, et on en redemande.

 

 

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